Zo d'Axa

BRELAN DE MOUSQUETAIRES, PAR GEORGES CLÉMENCEAU

zo portraitGeorges Clémenceau

Le Siège de Paris - le froid, la faim, la misère - . Des réfugiés sans logis, des familles sans pain, sans vêtements, sans feu Les hommes sans travail, s'armant, s'équipant, de hasard. Les enfants dans la rue Les femme faisant queue chez le boulanger, chez le boucher, chez le marchand de charbon, devant les fontaines gelées. La distribution des secours en nature, l'organisation des écoles, des ambulances, du rationnement de toutes choses, tout cela dans le plus extravagant désordre, sans police, sans force publique, par le seul concours des bonnes volontés offertes. Le dévouement et la défiance. Le désir de discipline et l'esprit de révolte, le courage sous les obus et l'affolement au seul mot de trahison, toutes ces choses étrangement mêlées dans l'âme de deux millions de Français étourdis du coup de massue de Sedan, anxieux d'héroïsme, voués à l'œuvre de défendre une ville sans général, et de fonder un régime sans gouvernement. C'est au milieu de ce tohu-bohu d'enfer que le maire de Montmartre vit un jour entrer dans son cabinet un grand vieillard à la longue chevelure blanche, charpenté, musclé en pourfendeur de malandrins, le chapeau sur l'oreille et la cape fièrement rejetée sur l'épaule. L'homme étrange se découvrit d'un grand geste qui dérouta noblement le manteau et avec l'exquise urbanité des grandes traditions françaises me déclara, d'une voix douce et comme timide, qu'il avait une proposition à me faire. Sa communication fut d'ailleurs très brève.

  • Tout le monde donne ce qu'il a, n'est ce pas ? Eh bien ! moi, j'ai du lait. Voulez-vous cent litres de lait par jour pour les enfants et les malades ?
  • Cent litres par jour ?
  • Oui, cent litres de lait de vaches, avec dix litres de lait d'ânesse en plus.
  • Que vous donnez ?
  • Que je donne.
  • Et qu'est-ce que vous demandez ?
  • Je demande que vous les fassiez prendre et que vous les répartissiez entre les pauvres gens.
  • C'est tout ?
  • C'est tout, voici ma carte.

L'homme se lève, salue et, majestueusement drapé, disparaît.
La carte porte ces mots : Damoiseau, de la nourricerie médicale, ex-fournisseur du Prince royal.
Consulté sur l'énigme, un adjoint déclare que c'est un fou, comme nous en voyons tout le jour. Je lui remets la carte à tout hasard. Il se renseignera.
Le lendemain matin à la première heure le donneur de lait était dans mon cabinet, et d'une voix sévère :

  • Ah ça ! pourquoi n'avez-vous envoyé personne chez moi ? Vous n'êtes pas un maire sérieux ?
  • Et vous, vous n'êtes donc pas fou ?

On s'expliqua. C'était vraiment un don, un don royal qu'apportait ce bourgeois magnifique. Cent litres ce lait à vendre par jour pendant le Siège. C'était un coup de fortune inouï. L'excellent homme n'y avait pas songé. "Tout le monde donne ce qu'il a" avait-il dit naïvement. Ah ! si je lui avais raconté comment j'avais fait saisir dans des greniers, au cinquième étage, tout un troupeau de moutons, avec bergers et bergères, dont un grand bourgeois bien connu dans Paris et ailleurs tirait un exorbitant profit, M. Damoiseau aurait sans doute compris que sa règle n'était pas absolue.

Je lui épargnai ce chagrin et le candide philanthrope s'obstina à ne voir, dans la vie, que des âmes à son image. Nous devînmes grands amis. Durant tout le Siège, il paya comptant ses réquisitions de fourrage, et jamais ne consentit à vendre un seul litre de lait. Ainsi, l'énorme bénéfice qu'il aurait pu réaliser se transforma en un très important déficit.
Il était Beauceron. Son père, vétérinaire distingué, fut envoyé par le roi Louis-Philippe, en Syrie, pour faire des achats d'étalons. Il a écrit une relation de son voyage. Le fils fonda une laiterie médicale, dont sa scrupuleuse probité, appréciée des principaux médecins de Paris, assura le succès. Il avait fourni un lait médicamenteux au Comte de Paris, enfant : de là, le titre bizarre de la carte. Il n'était point orléaniste, cependant, et républicain, pas davantage. "Je suis légitimiste", répétait-il obstinément toutes les fois que l'occasion se présentait de manifester ses opinions. "Mon grand père était mousquetaire gris" jetait-il fièrement, "mousquetaire du roi". Jamais je ne l'entendis motiver d'autre sorte ses convictions traditionnelles. Son grand-père était mousquetaire gris, il était mousquetaire gris lui même dans la mesure où le permettait le malheur des temps. Le chapeau sur l'oreille, la cape fière et l'attitude résolue l'indiquaient. Cela ne l'empêcha pas d'ailleurs, de me donner sa voix dans toutes les élections de Montmartre... Ce n'est pas l'opinion, disait-il, c'est l'amitié !

Sur l'aïeul, il ne tarissait pas. C'était des duels, des actes chevaleresques, des traits d'héroïsme, au récit desquels le petit-fils s'enflammait, comme s'ils eussent été du jour, brandissant une massue de fer qui lui servait de canne, et menaçant de sa colère tous les mécréants, violenteurs de veuves et d'orphelins, que son grand-père avait vaincus. D'ailleurs, bon, désintéressé au delà de ce qui se peut dire, l'homme qui jouissait simplement d'une honnête aisance, fit don d'une immense fortune aux pauvres, et jamais ne chercha de qui que ce soit un merci. Combien de gens lui doivent la vie qui ne le sauront jamais. Si je m'attarde à ce mousquetaire du Siège de Paris, qui secourut certainement plus de veuves, et sauva plus d'orphelins que son aïeul! à la redoutable épée, c'est que je cherche à expliquer par lui le troisième héros de la race, le petit fils de ce dernier mousquetaire aussi, dont je vois l'image sur un livre intitulé : De Mazas à Jérusalem.
En marche vers un grand soleil blanc, couronné de rayons d'or, à travers des nuages noirs, un étrange vagabond surgit fixant l'astre d'une candide audace, éclairant la nuit du flamboiement barbu d'un menton provocateur. C'est Zo d'Axa, l'anarchiste qui s'en va de Mazas à Jérusalem, appuyé sur le lourd bâton de l'ancêtre, pour revenir au Boulevard en passant par Sainte Pélagie, et cingler chemin faisant de sanglante ironie tout ce qui est institué sur fa terre, pour nous plier au respect, et nous contraindre à l'obéissance. Encore un mousquetaire celui-là, un mousquetaire rouge, un mousquetaire de l'anarchie, qui après avoir nargué de l'Europe à l'Asie, juges, policiers, gendarmes, ministres même, tout ce que la terre adore, finit par nous avouer tout bas qu'il n'est pas même anarchiste, parce que le mot lui même est encore un cassement. Un négateur qui ne se croit tenu d'aucune affirmation de vérité positive. Est-ce que mousquetaire s'embarrassa jamais de Montesquieu ? Il est :

  • La voix qui dit : Malheur !
  • La bouche qui dit : non !

Voilà tout. Et il promène de par le monde, sa lamentation d'ironie appelant les vaincus à la révolte, mettant irrévérencieusement le poing sous le nez des vainqueurs.

Pourquoi cette course endiablée de Londres à Jaffa, en passant par Rotterdam, Milan, Trieste, Athènes, Constantinople ? On n'en sait rien. C'est l'homme de l'image qui veut rejoindre le soleil de sa barbiche flambante et cède à l'impulsion d'une force inconnue. Il a eu des difficultés avec la justice française pour avoir écrit, dans le journal l'Endehors, des choses très différentes de ce qu'on lit dans la revue des Deux mondes. Londres l'ennuie, et le voilà lancé dans une course éperdue, vers le tombeau du Christ, que je ne sais quel mercante levantin déguisé en agent consulaire français, l'empêcha d'atteindre et lut mettant brusquement la main au collet.
C'est une histoire racontée de verve, que celle de ce gouvernement, qui, ayant un anarchiste en Syrie, veut absolument !e ramener sur les boulevards. Le temps passe vite, en compagnie de Zo d'Axa. Ses rencontres avec les pouvoirs établis de tous tes peuples qu'il visite sont notés de si belle humeur et d'un trait si vif, que le sarcasme de révolte qui vient naturellement aux lèvres ajoute un attrait de plus au plaisir de pérégrination en compagnie de ce diable convulsé.

À Milan, il va voir juger deux petites filles de quatorze et quinze ans accusées de propagande anarchiste. Le juge passe un mauvais moment ? À Corfou, toute une révolte à bord. Rien de la lumière miraculeuse, rien de l'île enchanteresse, rien des pentes de Kressida où Ulysse, jeté parler tempête, rencontra la jeune Nausicaa ; rien de Pontikonisi, la petite île pierreuse qui n'est autre chose, comme chacun sait, que le vaisseau des Phéaciens, transformé en rocher sous le trident ce Poséidon irrité. Il n'a pas vu ces choses, et l'Acropole ne lui arrache que cette réflexion : "Notre monde à nous ne léguera que des déchets.". À Constantinople : "Le chien maigre de Galata ne connaît pas la rage, il n'a jamais mordu personne. Pourquoi ? Il n'a ni muselière, ni maître". À Jaffa, pas un souvenir à Jonas, qui fut pourtant déposé là par sa baleine, pas un mot à l'aïeul qui débarqua sur celle plage en quête d'étalons pour notre roi Louis-Philippe.
La punition ne se fit pas attendre. Un mandrille jaune, coiffé d'un turban rouge, jaillit d'entre les cactus, et, sautant à la gorge du voyageur lui cria dans son français le plus pur : "Moi, consul, arrêter toi ! toi, grand méchant !" Le "grand méchant" n'avait fait de mal à personne, ni causé de dommages à qui que ce soit, dix huit mois passés à Sainte Pélagie, après un voyage mouvementé sur le pont d'un navire, les fers aux pieds sous les regards effarés des familles anglaises.

Le livre est une grande leçon d'irrespect. À ce titre, il peut faire la joie de beaucoup. Seulement, en voyant le terrible mousquetaire en révolte, narguer tout ce qui est au profit de tout ce qui n'est pas, je me suis demandé si le lecteur n'avait pas quelquefois sa part de l'irrespectueuse distribution d'ironie. Le grand père avait de ces moqueries candides dont une anecdote qu'il m'a contée fait foi. Il était, en 1850, personnage notable à Montmartre. Peut-être, déjà, conseiller municipal. Il fut, en cette qualité, invité à un banquet de bonapartistes, présidé par le général Fleury. Au dessert, les toasts se succédèrent, tous contenant des appels plus ou moins déguisés au coup d'état. À son tour, le grand père de Zo d'Axa se lève et prononce les paroles suivantes : "Messieurs, je bois au second Napoléon qui nous débarrassera, sans doute, de la seconde République, comme le premier nous a débarrassé de la première...".
Applaudissements, acclamations poignées de main, etc... En sortant, le générai Fleury prend son nouvel ami sous le bras et lui dit :

  • Vous êtes des nôtres, venez demain chez moi. Nous causerons.
  • "Pardon", répondit le flegmatique Montmartrois. "Il ne faut pas prendre mes paroles au pied de la lettre. Ce que j'en ai dit, c'est par politesse et pour vous faire plaisir. Mais je sus légitimiste, mon grand-père était mousquetaire gris.".

N'oublions pas, lecteurs, que !e mousquetaire rouge est de cette lignée.

Georges Clemenceau - 26 octobre 1895

Puis c'est la capitulation, la révolte de la population de Paris suivie de la Commune. Georges Clémenceau (nommé maire provisoire du XVIII pendant la Commune) quitte Paris traqué par la Commune et les Versaillais. Il rejoint sa famille en Vendée. Quatre mois plus tard il retourne sur la Butte. Il y retrouve Lafont et Damoiseau qui est resté à Asnières. Sa ferme dévastée, il a été obligé de vendre son terrain un prix dérisoire dont il envoie la plus grande partie à la mère d'un enfant dont il est le père. Il a vieilli mais toujours droit, il porte beau. Clémenceau et lui se voient et restent attachés l'un à l'autre. Damoiseau prend l'habitude de venir le voir une ou deux fois par semaine, le soir au bureau de la "Justice", son journal, et Clémenceau l'emmène régulièrement dîner chez lui. Il était très déférent avec la femme de Clémenceau . Un soir ce dernier lui dit : "Venez demain soir, je vous ménage une bonne surprise.". Le lendemain Louise Michel, déportée pendant 10 ans en Nouvelle-Calédonie, était de retour. Elle parlait des écoles pour les indigènes qu'elle avait créés. La porte s'ouvre et Damoiseau entre. Lui qui la croyait morte ne peut qu'articuler : "Ah ! Louise". Elle est brusquement transfigurée. Avec l'emportement qui lui était propre elle redevient la Louise Michel des barricades, la Louise Michel devant les juges de Versailles. Quelques années plus tard pendant une semaine Damoiseau ne vint pas diner. Clémenceau, inquiet, se rendit à son domicile : Damoiseau étendu tout habillé sur son lit était mort ! C'était, disait Clemenceau, "un survivant d'une époque lointaine, un cœur d'enfant, des yeux bleus. Il s'est dépouillé de tout au profit des pauvres et il est mort dans la pauvreté."

Je suis aussi fière du grand père de Zo d'Axa que du mien ! Une fierté affectueuse et une reconnaissance d'appartenir à cette lignée d'hommes généreux et probes. Ce Damoiseau-là ne sera dans aucun livre d'histoire pour avoir sauvé la vie des enfants de Montmartre...

Béatrice Arnac


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